Quand Pygmalion s’invite en classe

Par Publié le : 15 octobre 2024

Parmi nos jugements de tous les jours, plusieurs, bien qu’ils semblent réfléchis, ne sont pas rationnels et peuvent nous mener à des décisions peu judicieuses. Ces erreurs de jugement sont connues sous le nom de « biais cognitifs », et on en dénombre aujourd’hui quelque 250. Bien que le milieu de l’enseignement prône l’exercice de l’esprit critique, la relation entre enseignants et apprenants est souvent propice à l’émergence de certains de ces biais, qui peuvent entraîner des conséquences importantes sur l’apprentissage. L’effet Pygmalion en est un exemple, et le premier pas pour mieux le prévenir est de savoir qu’il existe et de mieux le comprendre.

L’influence des attentes de l’un sur les performances de l’autre

L’effet Pygmalion, parfois appelé effet Rosenthal et Jacobson, tire son nom de la légende grecque du roi sculpteur Pygmalion, tombé amoureux de sa statue, Galatée, qu’il avait rendue vivante. Ce phénomène se produit lorsque la simple croyance en les capacités de réussite d’un individu influence ses performances, surtout lorsqu’une personne est en position d’influence ou d’autorité. On qualifie parfois l’effet inverse de l’effet Pygmalion d’effet Golem, qui survient ainsi lorsqu’une personne en position d’autorité juge que les capacités de réussir d’un individu sont limitées et que, par conséquent ce dernier performe moins bien. L’effet Pygmalion et l’effet Golem correspondent à ce que l’on nomme « prophétie autoréalisatrice » en psychologie sociale, un phénomène qui se manifeste lorsqu’une croyance erronée entraîne sa propre réalisation.

En 1968, le psychologue Robert Rosenthal et la directrice d’école Lenore Jacobson ont publié un ouvrage marquant, Pygmalion à l’école. Ils y relatent leur expérience menée dans une école américaine où ils ont fait croire à des enseignants, à l’aide de faux tests de QI, que certains de leurs élèves étaient surdoués. Dans une certaine mesure, le regard nouveau porté par les enseignants sur ces élèves a conduit ceux-ci à améliorer significativement leurs résultats, tant aux tests de QI que dans d’autres matières.

Avant d’étudier l’effet Pygmalion dans une école, Rosenthal avait découvert le phénomène dans le cadre d’une expérience menée auprès de deux groupes de ses étudiants, qui devaient analyser les performances de rats de laboratoire en train de parcourir un labyrinthe. Le professeur avait fait croire au premier groupe d’étudiants que les rats qu’il leur confiait avaient été sélectionnés sévèrement, donc d’une intelligence présumée supérieure à la moyenne. En réalité, les rats avaient été choisis aléatoirement, tout comme ceux confiés au second groupe d’étudiants, que Rosenthal avait cette fois-ci décrits comme n’étant pas exceptionnels et sans doute même génétiquement désavantagés pour accomplir la tâche. Les étudiants du premier groupe ont démontré de l’affection à leurs rats, qu’ils croyaient avantagés, alors que ceux du second groupe n’ont pas eu de comportements chaleureux envers les leurs, supposément désavantagés. Tel que l’avait envisagé Rosenthal, au moment de l’épreuve, les rats du second groupe ont offert une moins bonne performance que ceux du premier, certains ne quittant même pas la ligne de départ.

Étude approfondie du phénomène

Depuis la parution de Pygmalion à l’école, de nombreuses recherches ont exploré cet effet pour en évaluer la portée, les limites et les facteurs qui peuvent l’intensifier ou l’atténuer. L’existence du phénomène a bien été démontrée, comme David Trouilloud et Philippe Sarrazin le mentionnent dans leur synthèse des études qui y ont été consacrées durant les trois décennies suivant celle de Rosenthal et Jacobson : « Dans toutes ces recherches, une PA [prophétie autoréalisatrice] a été démontrée quand une croyance ou attente d’un enseignant à l’égard d’un élève modifiait l’attitude du premier à l’égard du second, qui au bout du compte tendait à se conformer à la croyance de l’enseignant. »

En 2006, Trouilloud et Sarrazin ont suivi une vingtaine d’enseignants et environ 400 étudiants pendant un an, et identifiés les étapes de déploiement de l’effet Pygmalion :

  1. L’anticipation : phase durant laquelle l’enseignant est influencé par les informations reçues sur ses apprenants et qui, par conséquent, « forme des attentes différenciées à leur égard ».
  2. Le comportement : phase au cours de laquelle les attentes de l’enseignant font émerger chez eux un « traitement particulier des élèves qui se manifeste par des tâches scolaires, des [rétroactions] et un soutien affectif singuliers »… ce qui les incite les apprenants à intérioriser cette perception.
  3. Les résultats : le traitement différentiel modifie les résultats des apprenants.

Composer avec ce biais cognitif

Il est complexe d’empêcher l’effet Pygmalion de survenir dans toutes relations enseignant-apprenant, entre autres parce que le fait de développer des attentes différenciées envers ses apprenants n’est pas forcément une mauvaise chose ; cela peut même dénoter une approche pédagogique de qualité. Comme l’expliquent Trouilloud et Sarrazin : « Les implications pratiques des travaux sur l’effet Pygmalion ne sont pas négligeables (pour des revues de littérature, voir Good et Brophy, 2000 ; Weinstein et McKown, 1998). Tout d’abord, il est essentiel de rappeler le caractère naturel, chez tout enseignant, de manifester des attentes différenciées, chaque élève étant unique. Dans la mesure où ces attentes sont précises et régulièrement actualisées, elles sont une aide à la planification de l’apprentissage des élèves. Cependant, lorsqu’elles reposent sur de mauvais indicateurs (par exemple, des préjugés et des stéréotypes erronés), et/ou lorsqu’elles sont trop rigides, alors elles sont susceptibles de générer des inégalités entre les élèves. »

Étant donné que ces « mauvais indicateurs » font partie du mécanisme dont découle l’effet Pygmalion ainsi que d’autres biais cognitifs, les enseignants doivent savoir que ce phénomène existe et éviter qu’il ne les contamine afin de favoriser l’égalité des chances de réussir. Selon Olivier Houdé, chercheur en psychologie du développement et neuroscientifique, c’est en développant sa « résistance cognitive », autrement dit « en apprenant à penser contre soi », que l’on a le plus de chances d’y parvenir. Trouilloud et Sarrazin recommandent de leur côté aux enseignants d’avoir des attentes élevées envers leurs apprenants. Ils mentionnent à l’appui une étude ayant observé que l’effet positif d’attentes élevées semble surpasser l’impact négatif d’attentes faibles. D’après leur synthèse, Trouilloud et Sarrazin remarquent que les attentes élevées participent à optimiser la réussite des apprenants, puisque les enseignants sont plus enclins à :

  • Créer un climat affectif plus chaleureux.
  • Fournir plus d’informations sur les performances réalisées.
  • Donner plus de contenu et des contenus plus difficiles à apprendre.
  • Procurer davantage d’opportunités aux apprenants de répondre aux questions et d’en poser.

Toutefois, si les enseignants peuvent se montrer plus à l’écoute des attentes qu’ils ont envers leurs apprenants et avoir le plus possible des attentes positives, il serait, comme le rappellent Trouilloud et Sarrazin « naïf de croire que l’on peut former les enseignants à élaborer uniquement des attentes positives », puisque ces comportements sont en partie inconscients. C’est sans compter qu’ils sont éminemment complexes, entre autres, car ils impliquent des facteurs subjectifs tels que les émotions, la personnalité et le vécu de chacun. À cela, il faut ajouter ce que l’on sait désormais de l’émergence des biais cognitifs : du fait que l’on a peu de contrôle sur ces pensées automatiques de l’un de nos trois systèmes de pensées qui les génère, et que nous sommes tout à fait enclins à croire ces pensées rationnelles alors qu’elles ne le sont pas.

Par ailleurs, être adulte n’est pas nécessairement un avantage dans cette lutte aux biais cognitifs. Le psychologue et prix Nobel d’économie à qui l’on doit le concept de biais cognitif, Daniel Kahneman, a tenté de sensibiliser des groupes de fonctionnaires et de militaires ainsi que d’élèves à l’existence des biais cognitifs. Si ces interventions auprès de ce dernier groupe de jeunes se sont révélées fort encourageantes, ses tentatives de sensibiliser les autres n’ont pas été très concluantes, alors que ces adultes ont eu beaucoup plus de difficulté à reconnaître leurs propres illusions.

Olivier Houdé constate aussi que les adultes n’ont pas la même flexibilité que les jeunes pour ce qui est de la capacité d’entraîner le système inhibiteur — ce système de pensée qui nous permet de lutter contre les biais cognitifs. « Mon équipe est régulièrement sollicitée pour intervenir dans de grands groupes industriels français, avec des polytechniciens par exemple, mais ça a un coût et c’est compliqué, car le cerveau est mature. Les automatismes sont acquis depuis longtemps. Il devient difficile d’y résister. En revanche, on pourrait facilement l’instaurer dans les programmes scolaires », explique-t-il. Ce dernier n’encourage cependant pas pour autant les adultes à abdiquer face aux illusions de leur cerveau auxquelles ils sont davantage habitués. Ceux-ci devraient, au contraire, redoubler d’efforts, d’autant plus lorsqu’ils ont le pouvoir d’améliorer les chances de réussites des adultes de demain.

À propos de l'auteur : Catherine Meilleur

Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.

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